Odessa
Je me souviens très bien de ces vacances, celles que je n’ai pas eues avec toi.
C’était en 1979
En 87, tu es sûr ?
C’était en 98 ou 2008 !
Non, pas en 2008. C’était au siècle dernier.
Exactement, c’était celles-là !
T’en souviens-tu, toi ?
Tout était planifié,
On avait prévu de partir en juillet,
Quel stress pour obtenir les visas !
Tachkent, Lubjana, Plymouth, New York City,
Belgrade ou Varsovie,
Toronto, Rio de Janeiro,
Buenos Aires
J’ai inventé nos souvenirs,
des bouquets de plaisir
que j’ai gravés sur nos peaux dorées.
… J’ai beau chercher, le tatouage est effacé.
Et toi ? Te souviens-tu de l’ombre des marronniers ?
Mais non, c’était en février !
Et quand même, je puais de sous les bras.
T’en souviens-tu, toi ?
Tu m’avais prêté ton « dé-o ».
Ah non ! C’est vrai, désolée, on avait déjà tout annulé.
Toi ou moi, je ne sais pas.
Quelqu’un a tout annulé.
Ça a bien dû se passer comme ça.
En tous cas, on n’est pas parti.
On a oublié de décoller, peut-être parce qu’on n’a pas vu l’heure passer.
Mais quand même, moi, je m’en souviens comme si on l’avait partagé
— ce pipi accroupi dans la toundra —
T’en souviens-tu, toi ?
Et de la mousse de bière qui te faisait comme une moustache, je la sens encore là, pas loin de mes paupières.
Ce sentiment de liberté quand on a dépassé le sommet, je n‘ai pas pu l’inventer.
ON était si haut qu’on caressait les oiseaux.
Dis-moi, toi, es-tu sûre que nous ne l’avons pas voyagé ce partage ?
***
Elles étaient de guingois les pierres de ce cimetière-là.
Mais quand même, je l’ai traversé à cloche-pied.
Y a quelqu’un qui est passé et qui m’a crié comme ça, tout près de l’oreille, celle qui n’est pas sourde : « MAIS ÇA NE VA PAS LA TÊTE OU QUOI ?! »
Alors, je me suis retournée, mais tu n’étais pas là.
J’aurais pourtant juré que tu me suivais.
Alors, je me suis retournée encore,
mais tu n’étais toujours pas là.
Peut-être que tu t’étais arrêté en chemin,
peut-être que tu avais faim.
Peut-être que ça ne t’intéresse pas, les pierres penchées.
Au fond, qu’est-ce que j’en sais ?
***
Au fond, à droite, après l’allée des clématites, y a un drapeau qui ne bouge pas, qui ne bouge jamais, même quand souffle un vent à décorner les bœufs. Il est immuable.
– Vous ne pouvez pas le rater. – – Vous prenez à gauche.
– À droite ?
– Non, j’ai dit à gauche, je sais quand même ce que je dis !
– Donc, vous prenez à gauche, au fond, à droite après l’allée des clématites, au drapeau qui ne sent pas le vent.
– De là, vous tournez où vous voulez, vous ne pouvez pas la rater : la cabane à vaisselle !
– Si, si, c’est vrai, là-bas, il y a une cabane rien que pour faire la vaisselle.
– Oui, ça existe.
– Celui qu’on n’aime pas y va tout seul, mais nous on y va à deux, c’est mieux.
– Tu vas voir, ça va sentir la clématite mêlée à l’odeur du gaz et des merguez, mais ce qui dominera, c’est le produit à vaisselle et l’odeur du plastique. Tu l’as ? Et la bassine aussi ?
– Et l’éponge ? Non, ça, c’est du carton ! Tu l’as prise l’éponge ?
– Je prends le propre, tu prends le sale.
– Bon d’accord, je prends le sale, tu prends le propre.
– OK, je prends les deux.
– Tu pourrais faire un effort…
– Je lave et tu sèches.
– Elle sèche sur un coin malpropre d’évier ébréché, la vaisselle…
– Pourquoi tu ne l’essuies pas ?
– Parce que tu n’es pas là ?
– Quand as-tu exactement décidé de ne pas partir avec moi ?
– Parce que moi, c’était décidé, je te l’assure.
– On était ensemble et on formait la meilleure « team vaisselle » de tout le camping des hirondelles !
– Les oiseaux ne t’aiment plus depuis qu’on leur a caressé le dos ?
– Et c’est pour ça que tu ne sèches pas la vaisselle ?
Marciac,
Prague,
Les Rousses,
Trondheim,
Bastia,
Soller,
Thessalonique,
Odessa.
– T’en souviens-tu toi ?