Mastectomie avec deux T comme Titre
Nue dans la salle de bain, face au miroir du lavabo, je révise mes conjugaisons :
Je suis une amazone,
Tu es une amazone,
Elle est une amazone ou elle EST amazone ?
Nous sommes des amazones,
Vous êtes des amazones,
Elles sont amazones… Un S, vraiment ? Je n’en mettrais pas.
Je l’enlèverais, je l’amputerais…
Elles sont chaque, chacune, singulières au pluriel. Elles sont amazone sans S. Elles sont amazone [E], chacune d’entre elles. Elles sont singulières au pluriel.
Elles, claques [S] – d’autres préfèrent, elles claquent [ENT] – elles, claques (S) dans le vent avec leurs bras ballants, elles voudraient pouvoir se laisser aller, s’effondrer, s’affaisser. Elles en ont marre d’hémoglobines et de larmes. Elles s’enfoncent, dos voutés accablés par la violence – la bêtise. Les pieds gelés, le bas de leurs futals figés, embourbés dans la raspoutitsa – au front et dans le froid.
Elles me font penser à de petits soldats… Petits ? Ne sont-ils pas grands ?
ILS SONT MORTS.
J’aurais voulu ajouter une croix, réflexe catholique,
mais la photothèque est laïque.
Paix à leur âme quand même, bordel de merde !
Dans le miroir, les mères regardent leurs fils sacrifiés, tombés qui se taisent à jamais.
Ceux-là ne pollueront plus la toile de leurs éjaculations précaires.
Elles regardent droit et continuent d’avancer, déploient l’énergie d’un pas, d’un souffle – soulever son propre corps, sa jambe, son buste, relever la tête sous les borborygmes des ventres affamés. Elles avancent quand même, trainent les corps de leurs enfants derrière elles, les vivants et les autres aussi.
Nue dans la salle de bain, dos au miroir, j’entends la dépêche : « Les vivants ne sont pas très vaillants – système immunitaire en berne. Malgré l’inflation, nous avons plutôt bien mangé. Joyeux noël ! »
Ça me fait penser…
On nous avait promis : plus personne n’aura faim.
Vous vous en souvenez ?
Vous n’étiez peut-être pas nés.
Ça me rassurait.
La faim me rend teigneuse.
Comment font-iels pour calmer leur colère ?
Presque cinquante piges,
On s’est bien foutu de notre gueule !
Il n’était pas seul Coluche.
On n’a plus le droit ni d’avoir faim ni d’avoir froid.
L’Éthiopie …
HA !
Bombardements de sacs de riz et de corned beef
HA !
HEAL THE WORLD
À l’époque au moins, ça faisait chanter.
Aujourd’hui, tout le monde se tait.
Ça ferait trop de bruit…
Une personne sur dix qui a faim.
Regarde-la, la petite Alma au Yémen.
Comme elle se tortille encore, derniers spasmes avant que d’être amorphe.
Ses yeux, globes vitreux, semblent déjà morts.
Regarde son corps, ses os, comme ils sont légers.
S’il y avait un souffle, elle s’envolerait…
Sous les yeux secs de sa mère.
L’hydrométrie des mères est plus élevée.
Mais elle, une amazone désarmée.
Un jour, on l’a entendue rigoler.
Et chanter aussi et puis danser.
Dans le miroir, les regards obsédés des mères fixent les bouches figées de leurs enfants, ces bouches sculptées par l’expression d’une parole qui résonne éternelle, une blague peut-être, incrustée, inventée par cette langue rétractée, immergée sous ces lèvres gercées, comme un serpent de pierre tapi au fond d’une cavité aux couleurs glacées.
Ça leur donne froid aux mères où qu’elles soient.
Elles ne pensent plus à s’épiler. Leurs poils poussent drus sur leur peau râpée, peau de misère de la couleur des draps oubliés dans les caisses de l’armée.
Longtemps, j’ai cru qu’il n’y avait qu’un T à Mastectomie. Je disais faux, je disais : Masectomie comme on dirait insecte. J’imaginais une colonne de fourmis aux semelles de plomb venue piétiner la féminité.
Je commençais juste à comprendre ce que c’est qu’une femme.
Garder le port altier et fier, garder les yeux secs et ouverts.
L’hydrométrie des mères est plus élevée.
Nue dans la salle de bain, face au miroir du lavabo, je vois mon tronc, mes épaules, mes bras, ma tête, mes cheveux. Je vois mes seins. J’aurais préféré un miroir en pied. Je ne m’épile plus, fainéantise ou hommage aux amazones poilues.
J’empoigne à pleines mains mes seins. Dans le miroir, je vois toutes les amazones de salles de bain, toutes, amputées contre leur gré. Elles sont effrayées. Elles veulent vivre, elles pleurent. Elles se sentent seules, moches et se demandent : pourquoi moi ?
Derrière leurs écrans, elles cherchent à se rassurer, vérifient, calculent les probabilités. Elles doutent. Elles pensent à leur vie.
Elles attendent un appel et c’est un autre qui vient.
Elles emballent dans un papier de soie toutes leurs déceptions sur le genre humain.
Et puis, elles recommencent, besoin d’exister, de cliquer, de poster, de réseauter. Une armée de cancéreuses amputées envahit la toile. Elles veulent toutes être likées.
Iel lui a dit : Tu es belle quand même. Quand même…
Elles se caressent les jambes, les aisselles – douces. Rayon X : les poils ne poussent plus.
Nue dans la salle de bain, « Est-ce que je devrais m’épiler ? » – coquetterie ou hommage intime aux amazones décillées.
La caresse animale de mes doigts en griffe lisse mon pelage, des orteils jusqu’au crâne et du miroir du lavabo tombent des mèches de cheveux.
Les cheveux des amazones tombent comme tombent les voiles des sœurs iraniennes aux libertés amputées par les règles des Mollahs – les règles des Mollahs. Les Mollahs mettent-ils des tampons dans leurs culs pour arrêter de saigner ?
Ils ne sont toujours pas Charlie et moi, je n’en mène pas large dans la salle de bain.
Alors, je répète ce mantra :
FEMME VIE LIBERTÉ
Pas épilée, je me rhabille. Je me sens petite moi, face aux Amazones du miroir du lavabo. Je n’en sais rien moi, de ce que c’est qu’être une guerrière. Suis-je moi aussi une amazone ? Si ça se trouve les Amazones avaient deux seins.
Derrière l’écran, je clique, je cherche à savoir, mais sur la toile, je n’en trouve aucune. Par contre, je peux tout acheter sur Amazon.de : Günstige Preise für Elektronik und Fotos.